2004

Le lait sur le feu

Un film de Raphaël Girardot et Vincent Gaullier
Regarder DVD ou VOD
1 h 31 min
Production : Iskra
Son : Stéréo
Format : Digital Betacam, Vimeo, Fichier numérique, Bluray
Versions disponibles : VFR

Alain Crézé a vu son troupeau entier partir à l’abattage à cause d’un unique cas de vache folle. Il veut quitter le métier de paysan. C’est moins un coup de tête qu’un ras-le-bol : « avant on nourrissait les gens, aujourd’hui on enrichit l’agroalimentaire ». Il a 45 ans.

Se reconvertir mais pour faire quoi ? Se posent alors les questions du Travail, des « savoir-faire », de l’envie d’exercer un métier plutôt que d’occuper un emploi, de la formation tout au long de la vie, de l’acceptation des règles du système...

Note des réalisateurs

par Raphaël Girardot et Vincent Gaullier.

Nous avons rencontré Alain Crézé sur un précédent film. La journée de tournage passée ensemble fut fondatrice. Alain avait une blessure, une vision aiguë du monde agricole qui l’entourait et une énergie qui laissait présager le mouvement. Trois facettes de ce personnage « en résistance »qui ont capté toute notre attention. C’était le 22 décembre 2001.

Depuis de longs mois déjà, nous travaillions sur la vache folle. L’absurdité et la cruauté de la gestion de cette crise nous poussaient à en savoir plus sur ce monde paysan réduit à accepter des mutations aussi violentes, un monde professionnel au bord de la crise de nerf dégoûté par un système qu’il a lui-même contribué à construire. C’est bien autour de ces questions que nous avons décidé de faire un film avec Alain. Un film avec un producteur de lait sur le mal qui le ronge, prisme naturel de la logique paysanne en train d’être broyée. Un film avec un agriculteur français qui cherche à comprendre sa place dans l’Europe et le monde. Un film qui place le travail (et même le métier) au centre de la vie. Un film avec une famille qui doit négocier un tournant dans sa vie. C’est la notion de travail que nous voulions mettre au centre de ces interrogations collectives. Quelle place garde-t-on de notre amour du métier ? Le travail se résume-t-il à un nombre d’heures pour un certain salaire ? Peut-on sacrifier une éthique professionnelle à un confort privé ?

Le 5 juillet 2002, Alain nous appelle pour venir assister, dès le surlendemain, au dernier jour du troupeau. Lorsque nous arrivons, toute la famille part et nous nous retrouvons tous les trois. Là aussi, le moment est fondateur. Dans l’intimité du film, nous sommes tous les trois à vivre la dernière soirée et la dernière nuit de ses 80 bêtes.

Dès le lendemain, lorsque nous commençons à filmer, Alain assume sa place. La caméra à maximum un mètre cinquante de son visage, la perche au dessus de la tête, il nous présente à tout le monde : « c’est des bons gars, c’est pas des charognards, ils veulent parler du travail, c’est un boulot sur deux, trois ans, c’est pas pour le JT » Il a déjà compris que le genre de film que nous voulons faire nécessite son engagement total. Il porte, il assume, il a conscience d’être avec nous, d’être vu par les autres avec nous. Ensemble nous avons un film à faire, Alain avec son expérience et ses questions, nous avec notre regard et notre curiosité.

Ensemble nous avons posé dès ce jour les grands principes de réalisation du film qui tiendront pendant plus de trois ans. Pas question pour nous d’être là tout le temps, nous voulons être là les jours qui comptent. A chaque rendez vous important de sa vie, il nous appellera ; nous discuterons des enjeux et viendrons la veille du jour dit. Nous filmerons toujours au plus près, de son point de vue, de temps en temps dans sa confidence. Il nous imposera auprès de ses pairs mais aussi auprès de ces organismes qui aimeraient bien travailler sans témoins.

Ça n’a pas toujours été facile. Ni pour Alain : le découragement pouvait l’emporter parfois, le film lui paraissait alors vain et nous devions discuter pour être de nouveau invités. Ni pour les autorisations de tournage qui nous furent refusées parfois et où nous avons dû batailler souvent. Ni pour nous car le financement du film s’est fait très tardivement – 2 ans après le début du tournage - et nous devions puiser loin pour trouver l’énergie. Pour cette raison, l’entrée d’Iskra dans le projet fut déterminante quant à l’existence du film mais aussi quant à la tenue de cette réflexion sur le travail et plus généralement sur la mission politique et sociale de ce genre de documentaire.

C’est d’ailleurs ce qui nous a toujours relancé, la nécessité de ne pas laisser faire, de tenir, de montrer. Avec rigueur, nous sommes restés collés à Alain dans ses moments de doute, d’immobilisme même quand durant des mois rien ne se passait, ou dans ses élans de grandes enjambées surprenantes que nous ne devions pas rater.

Arrivés au montage, après tout ce temps, il nous a bien fallu raconter l’histoire, réécrire l’histoire. Le premier travail effectué avec la monteuse, Charlotte Tourrès, fut cette « prise de liberté » par rapport à la chronologie et par rapport au temps de l’histoire. Passé ce cap, tout le sens politique est apparu alors, notre regard fixé sur ce rouleau compresseur qui interdisait à notre personnage tout avenir libre. Plus le montage avançait, plus nous sentions l’entonnoir se fermer, encore plus qu’au tournage…

Ce film est une expérience collective qui espère faire partager à un groupe le plus large possible ce que l’un et l’autre nous avons pu apprendre de cette rencontre.

Cinq questions à Alain Crézé

5 mois plus tard, nous avons voulu à nouveau interroger Alain. Sur le film cette fois. Voilà 5 réponses.

Nous sommes venus 17 fois te voir pour des tournages…

17 fois. Non, tant que ça ? A chaque fois, ça a été une sorte de stress. Il commençait la veille de votre arrivée. On savait qu’il faudrait remettre un coup sur notre histoire, s’obliger à faire le point sur les avancées de notre reconversion. Douloureux de remuer tout cela..... Mais c’était un encouragement aussi pour mener à bien la VAE, la validation des acquis de l’expérience, pour rechercher des pistes de travail afin d’être à nouveau en harmonie avec soi. Sans le film, je ne serais peut-être pas allé aussi loin… Je ne sais pas… Faut dire aussi que j’étais piqué au vif. C’était un défi pour moi que de réussir tout ce bordel. Sans doute un peu d’orgueil là-dessous… Et puis c’était aussi un exutoire. Une thérapie. Parler pour se libérer, ça oui, C’était important face à l’injustice dont j’ai été victime. On s’est tout de même fait traiter d’assassins : une femme nous a appelés une fois, sa fille je crois était morte d’un cancer. Elle nous a dit que c’était de notre faute, des pesticides, des farines animales, de la malbouffe. Je ne lui en veux pas, la douleur de perdre quelqu’un de façon irrationnelle, ça l’excuse. Reste que plein de gens pensent ce genre de choses.

Le film était juste un exutoire ?

Non. Ou en partie seulement ! Il fallait déposer des actes. Avant le film, il y a eu l’acte de refus de l’abattage, ne pas se laisser faire, dire que l’on était pas d’accord, essayer de faire changer la gestion sanitaire de l’ESB. Il y eu ensuite l’acte judicaire, une plainte pour empoisonnement d’une vache par des farines contaminées. Une façon là de bien dire que c’est pas nous les coupables, on travaillait en confiance avec les fournisseurs d’aliments. Le film est un troisième acte, plus politique celui-là : que les gens, le public, sachent ce qui nous est arrivé. La violence de tout cela. Montrer aussi aux autres paysans qu’ils ne sont pas seuls. La dépression en campagne, le mal être, on en parle jamais. Le suicide est insupportable. On est bien loin des « bouffeurs de primes européennes », n’est-ce pas ?Moi par exemple, j’ai perdu 100 000 euros à cause de la vache folle, alors quand j’entends que l’on s’est fait de l’argent sur le dos de l’ESB

Personne ne parle de notre boulot, personne ne sait de quoi notre quotidien est fait. Et puis aujourd’hui, les gens oublient très vite. Très très vite. Il fallait laisser une sorte de testament de notre histoire, de ce qu’était notre métier. Le film était une occasion d’aller jusqu’au bout de mes idées. Fallait pas que je la rate.

Quel lien fais-tu entre la crise de la vache et le métier de paysan ?

J’ai vécu toute cette histoire comme une blessure. Une trahison du métier justement. Une éthique de vie qui s’écroule. Ce n’est pas un seul pan de mur qui s’écroule, mais des pans et des pans. Un jour, un gars d’une structure agricole m’a dit : « La vie d’une vache ou d’un veau ne compte pas, c’est le profit de nos entreprises qui importe ». Je lui ai demandé : et l’homme là-dedans ? Ce qu’il m’a répondu ? « Il s’adapte ou il se démet ». Voilà ce que j’ai appris avec toute cette histoire : la vie d’un homme ne compte pas. On ne vaut plus rien. Alors notre métier…

C’est pourtant le métier le plus important. Aller de l’avant. Innover. Se remettre en question. S’interroger sur nos pratiques, sur le pourquoi du comment… Sur l’amour du travail bien fait aussi. Toutes ces préoccupations-là, on nous force à ne plus les avoir. Tais-toi et ne réfléchis pas. Paysan, on fait ce boulot pour des raisons humaines et sociales, c’est-à-dire nourrir les gens, gagner sa vie normalement. Mais tout ça…

As-tu hésité à participer à ce film ?

Dans notre milieu, le milieu populaire, le rapport de confiance est très important. Cette confiance, on ne l’a jamais trouvée avec tous ceux qui nous avaient contactés suite à notre refus de l’abattage. Ils voulaient tous qu’on les rappelle le jour du départ des bêtes. « Ils peuvent toujours courir » je me suis dit.

Vous êtes les seuls à nous avoir téléphoné plusieurs fois, à nous avoir parlé d’autre chose, du métier de paysan, du combat pour la vérité. Une forme d’entêtement de votre part. C’est comme cela que j’ai vu que vous alliez vraiment vous engager. Surtout je ne voulais pas, et vous non plus, d’un film revanchard, d’un film d’investigation qui attaque. Plutôt un film sur la reconversion, sur le travail. Avec le temps, la confiance est venue. Puis notre complicité à tous les trois a fait qu’un moment on se pose plus la question. N’empêche, j’ai hésité à participer tout au long du film. Jamais autant qu’au début, mais tout le temps quand même. A cause de la pression sur moi et la famille. Vous n’imaginez pas comment on peut faire payer un paysan qui ouvre sa bouche.