1977

Le fond de l’air est rouge

Un film de de Chris Marker
Production : Iskra
Langue : Anglais, Français, Espagnol, Allemand, Russe
Son : Mono
Format : Fichier numérique, DCP, VOD, DVD
Négatif : LTC, Iskra
Versions disponibles : VFR, VENG, VESP, VDE, VPOR, VRU

Première partie : LES MAINS FRAGILES
1. Du Viet-Nam à la mort du Che
2. Mai 68 et tout ça

Seconde partie : LES MAINS COUPÉES
1. Du printemps de Prague au Programme Commun
2. Du Chili à - quoi, au fait ?

« On a tendance à croire que la troisième guerre mondiale commencera avec le lancement d’un missile nucléaire. Je pense plutôt qu’elle s’achèvera ainsi. D’ici-là continueront de se développer les figures d’un jeu compliqué, dont le décryptage risque de donner du boulot aux historiens de l’avenir, s’il en reste. C’est un jeu bizarre, dont les règles changent au fur et à mesure de la partie, où la rivalité des super-puissances se métamorphose aussi bien en Sainte-Alliance des riches contre les pauvres qu’en guerre d’élimination sélective des avant-gardes révolutionnaires là où l’usage des bombes mettait en danger les sources de matières premières, qu’en manipulation de ces avant-gardes elles-mêmes pour des buts qui ne sont pas les leurs. Au cours des dix dernières années un certain nombre d’hommes et de forces (quelquefois plus instinctives qu’organisées) ont tenté de jouer pour leur compte - fut-ce en renversant les pièces. Tous ont échoué sur les terrains qu’ils avaient choisi. C’est quand même leur passage qui a le plus profondément transformé les données politiques de notre temps. Ce film ne prétend qu’à mettre en évidence quelques étapes de cette transformation. »

Chris Marker

1973 - Lettre d’intention du dossier de production

Un film a deux points communs avec un iceberg, à savoir : qu’avec le temps il en reste de moins en moins, et que sa part invisible est plus grosse que sa part visible.

Du bon usage des épluchures

Un film a deux points communs avec un iceberg, à savoir : qu’avec le temps il en reste de moins en moins, et que sa part invisible est plus grosse que sa part visible.

Sauf rares exceptions, chaque œuvrette cinématographique laisse derrière elle un nombre considérable de chutes, doubles, coupures, regrets, remords… Leur destin est de s’en aller au mauvais vent des boites, des stocks, des bunkers, de la rouille, de la grogne, de l’oubli. Et pourtant, il serait idéaliste de penser que ce partage correspond fatalement à un choix de qualité (je parle surtout ici du film dit « documentaire » de reportage, du film vivant, ayant filmé la vie) et que le rapport du matériel monté au matériel exclu est le rapport du « bon » au « mauvais », ou même du « meilleur » au « moins bon ». En fait de tout autres critères interviennent. Il y a d’abord les limites du sujet choisi, qui excluent toutes sortes d’aspects marginaux ou généraux, des moments donnés par le hasard mais non requis par le propos, des digressions heureuses, des erreurs sublimes. Il y a dans certains cas, la hâte d’un premier choix jamais vraiment remis en question, et qui laisse de côté des éléments qu’un regard plus fouillé ou mieux ajusté eût remis à la première place. Il y a , bien sûr, les phénomènes de censure (ou d’autocensure). Il y a le travail du temps qui redonne à telle phrase, telle mention, à tel événement une valeur qui pouvait échapper à l’instant de sa prise. Il y a les rapports que ces plans-orphelins du montage établissent entre eux, par-dessus la tête de leurs films (ces plans qu’un regrette jusqu’au dernier moment de ne pas insérer parce qu’ils sont « géniaux » mais « qu’ils n’ont pas leur place », et qui la trouvent d’un coup, cette place, dans un autre ordre suggéré par d’autres rencontres).

Quel cinéaste n’a pas rêvé de rassembler un jour ses chutes, ou au moins de les reconsidérer pour réutiliser les plans, les séquences, les rouleaux regrettés ? A y replonger, il est très probable qu’on y trouverait au moins un thème commun : celui de la réflexion. Dans l’ensemble (et seulement dans l’ensemble) on pourrait dire que, parallèlement aux films « faits » qui décrivent en général le temps de l’événement, le temps de l’action, leurs chutes, leurs retombées, leurs épluchures décrivent le temps de la réflexion.

Ces fortes pensées sont bien entendu, comme toute pensée, l’alibi conceptualisé d’une nécessité économique. Dans le cas présent : l’envie de faire un film de montage concernant les sept dernières années, et particulièrement sous l’angle des modulations et métamorphoses du thème révolutionnaire dans le monde actuel, le mois de Mai 68 en étant pour la France l’axe symbolique, dérisoire et profond. Quand on n’est pas Harris-et-Sédouy, il faut être l’abbé Pierre.

Je sais que jamais je n’aurai le budget ni les moyens de recherche adéquats à un si vaste sujet. Alors, à moi les épluchures. Avec tout ce que moi-même et les autres n’avons pas retenu, pas utilisé, je ferai mon film que j’avais un moment songé à baptiser d’une expression employée pour la première fois dans son sens constructif : Les Poubelles de l’Histoire.

2 – Esquisse d’un inventaire :

Les grèves sauvages au début de 67… La Saviem à Caen, la Rhodiacéta, des bouts d’interviews pris ici ou là alors que ça commençait à bouger et que nous ne savions pas encore très bien ce qu’il fallait, ce qu’il faudrait faire…

Un voyage en Bolivie en Juin 67, filmé et jamais utilisé…

Des coups d’œil sur les USA en Octobre 67, parallèlement à mon tournage de la marche sur le Pentagone, lorsque le mouvement prenait forme dans les universités (et, à ce propos, une relecture de cette action sur le Pentagone, à la lumière d’évènements ultérieurs, qui lui donne aujourd’hui un tout autre sens…). Des documents inédits sur « L’affaire Langlois »…

Cuba au moment de la lutte contre le dogmatisme, l’ « hérésie cubaine » à son apogée… Une interview inédite de Fidel Castro à cette époque, traitant des « pseudo-révolutionnaires »…

Des photos reçues de Chine, et le récit d’un communisme occidental… Un très grand nombre de documents inédits sur Mai 68, parmi lesquels un tournage en couleur des barricades, un entretien de Cohn-Bendit avec étudiants et ouvriers sur la plage de St Nazaire, les discussions étudiants-ouvriers devant Renault, et surtout, « Mai vu par les autres » : responsables gaullistes, policiers, rapatriés et activistes de droite… Prague, l’été 68 : tournage et témoignage sonore clandestin…

Emmanuel d’Astier expliquant en 67 la nouvelle problématique politique… Les élections au Venezuela, les maquis, la libération d’un colonel américain prisonnier des guérilleros, « Etat de Siège » en vrai… Les jeux Olympiques de 68 au Mexique, le massacre de Tlatelolco, une entrevue avec les membres du directoire étudiant… Un tournage inédit de réactions, dans la province française, après le départ de de Gaulle (« Moi, j’ai voté comme disent les vieux : vote le plus rouge que tu peux, ça a toujours le temps de pâlir »…)

Des documents sur le Chili de l’Union Populaire, l’Uruguay des Tupamaros, la répression au Brésil… De passage à Paris, interview d’un officier bolivien qui a pris parti contre sa caste… La condition des travailleurs immigrés exposée par un de leurs porte-parole et par un grand entrepreneur…

Une conférence de presse des travailleurs turcs osant prendre le risque de la publicité pour dénoncer les trafics dont ils sont victimes… Une anthologie de la « publicité détournée » sur les murs de Paris… Des gauchistes font le grève de la faim, d’autres (Sartre en tête) occupent le siège du CNPF… Georges Marchais explique la nouvelle image du PC, il répond aux critiques (stalinisme, Tchécoslovaquie…) dans un débat public… EN dehors des sujets précis qui leur étaient consacrés, Artur London, Jorge Semprun, François Maspero (Marx et le Doute, l’idée de Parti, la circulation de l’information etc…) réfléchissent sur leurs expériences… Régis Debray fait le bilan de la sienne… Un militant « radical » nord américain analyse la montée et la retombée du Mouvement… Témoignage sur les idées d’Ivan Ilich… Visite à un « club de jeunes » au Sénégal, témoignage éloquent parce qu’involontaire de la domination culturelle européenne… Un tournage clandestin en Grèce… La répression anti-fedayin à Amman… Un nombre considérable de documents, de différentes époques, sur le Viet-Nam… Les îles Westman en Islande, îlot de calme en-dehors de l’Histoire jusqu’au jour où se réveille un volcan endormi depuis mille ans… La fête des Chats à Ypres… Des « lettres » enregistrées sur cassette, envoyées clandestinement de plusieurs pays… Voici une première recension de matériaux immédiatement disponibles mais, dés le projet connu, on m’apporte de tout côté des bobines, des boites, des choses… C’est le festival des oubliés du montage, le lumpen-editing. Du passé, faisons table pleine.

« Sixties » par Chris Marker

« CRS/SS » n’est pas un slogan de Mai 68. Il apparaît déjà pendant la grève des mineurs en 1948, il suffit de regarder le film de Louis Daquin pour le voir peint sur un mur. Petit exemple entre mille de la mythification désordonnée qui n’a jamais cessé d’envelopper les événements de cette décade prodigieuse.

Ce slogan répété à satiété comme l’expression même de la démesure et de l’ignorance de jeunes bourgeois exaltés avait été tracé à l’origine par une main prolétarienne. Ce qui ne le rend pas plus malin, d’ailleurs, mais il est des moments où on perd le sens de la nuance. C’est un coup de matraque judicieusement appliqué pendant une manif, et une semaine subséquente d’oreille en chou-fleur (pas grand’chose en regard de ce qui arrivait à d’autres) qui m’ont décidé la fois suivante à empoigner une caméra, déclenchant ainsi une série de causes et d’effets dont on trouvera ici les retombées filmiques.

Mais cela se passait en 1962. 1968 en serait l’apogée dans la vulgate gauchiste. Pourtant LE FOND DE L’AIR EST ROUGE s’articule autour de l’année 1967, considérée comme le pivot de la saga des Sixties. On a sans doute exagéré la portée du fameux éditorial de Pierre Viansson-Ponté « La France s’ennuie » en mars 68, un billet d’humeur à partir duquel s’est accréditée l’idée que Mai avait été un coup de tonnerre dans un ciel serein, que personne n’avait vu venir. Moi je ne m’ennuyais pas, et pour capter les ondes du séisme qui commençait à remuer la planète il n’était vraiment pas nécessaire d’avoir des dons de prophétie. Il suffisait de bouger et d’avoir les yeux ouverts. La chance m’ayant fait naître avec la bougeotte et l’insatiable curiosité de l’Enfant d’Éléphant, il me semble au contraire, lorsque je feuillette en pensée mon journal de l’année 1967, qu’il aurait fallu être un peu demeuré pour ne pas entrevoir ce qui s’annonçait. Au printemps : voyage à Cuba, en pleine hérésie, au point que le nom même de Cuba n’apparaissait plus jamais dans l’Huma, Fidel tempêtant contre le dogmatisme des manuels de marxisme-léninisme, rompant avec tous les parti communistes d’Amérique Latine, nous expliquant que le temps était venu de « gens sans parti, neufs, en rupture avec ce modèle tiédasse, faiblard, pseudo-révolutionnaire de certains qui se disent révolutionnaires… », prenant si bien le contre-pied de ses camarades russes qu’un an plus tard, au moment de prononcer le fameux discours où il s’alignerait sur l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, tout le monde à La Havane était persuadé qu’il allait annoncer la rupture avec l’URSS (la douche n’en serait que plus glacée, mais ainsi va l’Histoire). Retour en France : un message de Besançon, et la première rencontre avec les grévistes de la Rhodiaceta, grève avec occupation, une première depuis 1936, et un style de revendications totalement nouveau. « Il est frappant de voir à quel point ces ouvriers relient la revendication économique immédiate à une mise en cause fondamentale de la condition ouvrière et de la société capitaliste : la dignité ouvrière, le sens de la vie et du travail sont mis en avant dans la plupart des interventions. Il ne s’agit donc pas pour ces hommes de négocier, à l’américaine, leur intégration dans la »société du bien-être« , mais de contester cette société même et les biens de compensation qu’elle leur offre. » (Nouvel Obs, 22 mars 1967) Si ça ne sonne pas « soixante-huitard »… En juin, virée en Bolivie en compagnie de François Maspero à la recherche d’un certain Régis Debray, par ailleurs notre ami, récemment chopé par les sbires de la dictature bolivienne, afin d’apporter notre petite pierre à la campagne de gens honorables (Malraux entre autres) qui le protégerait peut-être d’une probable liquidation. On l’accusait d’être de mèche avec une bande de guerilleros qui opéraient dans la région de Ñancahuazú, et un faisceau de rumeurs et d’informations confidentielles désignait déjà leur chef : le commandant Ernesto Guevara de la Serna, dit Che –en rupture, lui, avec à peu près tout le monde. Juillet : Paris de nouveau, pour la finition d’une aventure cinématographique collective originale, Loin du Viêt-nam. Depuis le début de l’année une équipe s’était constituée, variable, informelle, capricante, réunissant quelques pointures du genre Resnais, Godard, Varda, Lelouch, Ivens, Klein, et un nombre considérable d’inconnus, quelquefois techniciens de cinéma, quelquefois rien du tout, qu’attirait l’idée de faire œuvre militante tout en exerçant concrètement un métier de l’image. Derrière le propos explicite de dénoncer une guerre il n’était pas difficile de lire la recherche d’une façon nouvelle de travailler et d’être ensemble. À peine la copie standard tirée, je me retrouvais à Washington en train de courir avec la première vague de manifestants qui tentaient –symboliquement, très symboliquement- de prendre d’assaut le Pentagone. Inséparable de la lutte contre la guerre, cette « contestation de la société » évoquée par les grévistes de la Rhodia était devenue le mot d’ordre de toutes les Universités ainsi que d’un nombre croissant de mouvements qui rejoignaient les grandes causes fondamentales, celle des femmes, celle des Noirs. Et à la fin de l’année nos copains de Besançon remettaient ça avec une grève. Maintenant nous étions mieux armés : l’épisode du printemps n’avait permis qu’une bande-son et quelques photos, cette fois nous pouvions filmer. Philippe Labro et Henri de Turenne me donnaient leur accord pour un sujet dans leur magazine CAMÉRA 3, ils ne savaient pas dans quoi ils s’embarquaient. Et il faut bien dire qu’aujourd’hui le caractère documentaire de cet épisode se situe encore plus dans les péripéties de sa diffusion que dans le film lui-même. Nous avions tourné une grève, des grévistes, des ouvriers, des syndicalistes, ils parlaient naturellement de leurs conditions de vie et de leurs convictions politiques, rien de contradictoire avec la phrase de Camus qui figurait en exergue de CAMÉRA 3 « Le journaliste est l’historien de l’immédiat ». La direction de l’ORTF semblait avoir une autre conception du journalisme, sa réponse fut brève et claire : interdiction totale de l’émission. Avec un courage plutôt rare pour l’époque, Labro et Turenne se rebiffèrent, et menacèrent de saborder leur magazine si le sujet ne passait pas. Peu habituée à gérer une rébellion, la direction tangua, barguigna, et finalement capitula. Le sujet pourrait passer, à condition qu’il soit suivi d’un « débat » entre gens sérieux. D’accord pour le débat. L’effet de chaud-et-froid qu’il induirait ne pouvait que servir notre propos. Ainsi fut-il : on peut pour la première fois depuis sa diffusion en voir ici de larges extraits, et je vous prie de ne pas sourire en trouvant Jacques Delors parmi les gens sérieux invités à tempérer le caractère « extrémiste » des paroles ouvrières. Car c’est bien ce terme que mon camarade Henri emploie dans son introduction, et à lui seul ce détail jette un coup de projecteur meurtrier sur ce qu’était l’ORTF gaulliste. Mais il vaut la peine de s’attarder sur une phrase de cette introduction. « Si nous diffusons ce témoignage… c’est que nous croyons qu’il reflète malgré tout (sic) un certain état d’esprit, un certain état d’âme qui existe dans une partie au moins de la classe ouvrière ». On ne saurait mieux dire, et voilà pour le coup de tonnerre dans le ciel serein. Avec pour flèche du Parthe, le titre. Dieu sait qu’avec Mario Marret et Carlos de los Llanos, mes deux complices, nous nous étions cassé la tête pour trouver un titre qui ne soit ni trop plat ni trop provocateur. Jusqu’à ce qu’une monteuse de génie nous fasse réécouter les mots de Yoyo Maurivard à la fin du film, lorsqu’il s’adresse, face caméra, « aux patrons ». « On vous aura. c’est la force des choses, c’est la nature et… à bientôt j’espère ! » « À bientôt j’espère ! » le voilà, votre titre…" Avouons que pour une émission diffusée le 5 mars 68, ce n’était pas mal trouvé.

Luttes étudiantes aux USA, éveil d’une nouvelle problématique dans la classe ouvrière, coups de boutoir un peu partout dans les orthodoxies de droite et de gauche, tout cela composait bien, comme on dit, une atmosphère. On peut comprendre que la France, en retard sur l’Histoire comme il lui arrive, se soit rattrapée l’année suivante sur la mythologie. Des circonstances particulières s’y prêtaient. La brutalité insensée de la police qui dès les premiers jours tapait sur tout ce qui bougeait, manifestants et passants, contribuant ainsi largement à transformer en émeute ce qui aurait pu n’être qu’un monôme un peu radical. Le beau temps, qui prêtait à ce mois de mai un air de fête : s’il avait plu des cordes pendant la « nuit des barricades », elle eût été différente. Et la présence d’un ludion inventif et supérieurement intelligent, Dany Cohn-Bendit, qui donnait immédiatement au récit un sens et une profondeur que d’autres n’auraient peut-être pas su saisir. C’est la dilution de ces singularités autochtones dans une grande vague à laquelle de toute façon personne n’aurait échappé, dont 1967 avait vu le flux et déjà le reflux, qui allait être le ciment du mythe Mai 68. Un ciment solide. Quarante ans plus tard un président de la République pourrait encore y trouver la source de tous les maux, tandis que d’autres pleuraient sur un « esprit de Mai » qu’il fallait retrouver à tout prix dans les décombres de l’Histoire, comme Martin Luther allait rechercher dans les Écritures le secret d’une foi trahie.

Je ne sais pas s’il y a eu un esprit de Mai. Il y a bien eu un esprit en mai. Maurice Clavel y voyait l’Esprit lui-même, la révolte des forces spirituelles contre un monde matérialiste. C’était un point de vue, mais le bon côté de cette époque c’est qu’on peut en dire à peu près n’importe quoi en étant certain de toucher juste sous un angle et de se gourer gravement sous un autre. Il est trop facile d’en dénombrer les extravagances et les ridicules, tout le monde s’y est employé, et ce qu’on peut reprocher de plus grave au folklore soixante-huitard, c’est d’avoir fourni à ceux qu’il prétendait combattre un stock inusable de caricatures. Elles ont fini par recouvrir d’autres images de ce temps déraisonnable, ce qu’il transportait de vraie générosité, de véritable invention. En revanche il est intéressant de pouvoir y déchiffrer, comme en laboratoire, le schéma des grandes contradictions du siècle. Au moindre coût (pour ainsi dire pas de sang versé) il offre une sorte d’épure de tous les processus révolutionnaires. Ce qui a commencé par un sympathique quoique un peu sot « il est interdit d’interdire » vire vertigineusement vite au « tout est interdit sauf nous ». L’ennemi principal n’est déjà plus un Pouvoir quasi-abstrait que l’on conjure avec des rites (slogans, discours, meetings –on vit avec le fantasme de la prise du Palais d’Hiver, personne n’aura jamais l’idée de marcher sur l’Élysée) mais l’autre parti, l’autre secte, l’autre groupuscule. L’amusant, c’est que le Pouvoir lui-même se sent beaucoup plus menacé qu’il ne l’est en réalité, les souvenirs de Michel Jobert et de Constantin Melnik en disent long sur la véritable panique qui s’était emparée des puissants. Dans ces limbes de l’Histoire se développent tous les simulacres. Un des plus saugrenus, l’occupation du siège de la Société des Gens de Lettres par une Union des Écrivains (rien que le titre donne déjà des sueurs froides à qui a connu l’Union Soviétique) nommée ainsi par antiphrase puisque ses trois composantes ne cesseront pas de s’entre-déchirer au nom de la pureté révolutionnaire. Car nous y voilà, on fait la Révolution. Un aveu : lorsque j’entendais mes camarades se gargariser de ce mot, j’avais tendance à y entendre une métaphore, une façon un peu sexy de baptiser les vraies transformations de pensée ou de moeurs qui s’accomplissaient sous nos yeux, qui n’étaient pas négligeables, et qui laisseraient des traces. Et comme je l’ai déjà dit, personne n’esquissait une vraie stratégie de prise du pouvoir. Quand je lis aujourd’hui leurs mémoires, je découvre qu’en fait ils y pensaient, ils se le racontaient, ils en rêvaient, et je me demande toujours avec perplexité quelles images précises ils pouvaient plaquer sur ce rêve. Parce que, le président Mao –qui n’a pas dit que des bêtises- nous l’avait bien énoncé, « la Révolution n’est pas un dîner de gala ». Che, dont tout le monde aimait (déjà) la photo, et que presque personne n’avait lu, était encore plus technique. « La haine comme facteur de lutte, la haine intransigeante de l’ennemi qui entraîne plus loin que les limites naturelles de l’être humain,et le convertit en une efficace, violente, sélective et froide machine à tuer ». Ça sonne encore mieux en castillan « Una efectiva, violenta, selectiva y fría máquina de matar ». Il m’arrivait de demander à tel ou telle si vraiment c’était ce qu’ils souhaitaient à leurs enfants, devenir d’efficaces, violentes, sélectives et froides machines à tuer. Les réponses étaient généralement dilatoires. En fait, dans un pays doté d’un pouvoir fort, même si momentanément paralysé, cette révolution avait un autre nom : la guerre civile. « La seule guerre juste » osait dire un allumé. Certains sauteraient allégrement le pas : Serge July, Alain Geismar, « Vers la guerre civile »,1969. « Sans vouloir jouer aux prophètes (encore heureux), l’horizon 70 ou 72 de la France, c’est la révolution ». L’horreur des deux grandes guerres civiles du XXe siècle, la russe et l’espagnole, aurait pu conduire à employer les mots avec moins de… (restons mesurés) légèreté. Mais le mythe était le plus puissant, et il le resterait longtemps. Je me souviens de ma dernière conversation avec Althusser. Il revenait du Portugal, en pleine « révolution des œillets », et cette fois ça y était. Après bien des sursauts inaboutis, dont notre mois de Mai, le Portugal allait accomplir la première révolution socialiste depuis 1917, la consolider, et à partir de là l’étendre à l’Europe toute entière. Je l’écoutais avec l’impression d’être en apesanteur. Celui qui était en face de moi n’était pas un jeune gauchiste sympathique et farfelu, mais un des plus grands intellectuels français. Pour lui comme pour d’autres le fond de l’air était, serait toujours rouge. Et le rouge resterait toujours au fond.

Pour mai en tout cas, le coup d’arrêt vint vite : au premier mort. Ce n’était pas bien sérieux pour des révolutionnaires, mais il est évident que le meurtre de Pierre Overney, tué par un vigile de chez Renault, allait ramener tout le monde au vrai poids des vies, des choses et des mots. Côté ouvrier, la grande déferlante rencontrait ses digues, phénomène qu’Edgar Pisani résumerait en une phrase « une terrible complicité entre l’appareil conservateur de la CGT et l’appareil conservateur du gouvernement ». Et un grand désordre s’empara des esprits. Les petites luttes claniques tiraient, étrangement, une sorte de surdétermination du fait qu’elles avaient lieu dans cet espace flou de la révolution imaginaire. Livrées à elles-mêmes au milieu d’un pays rassuré, elles redevenaient chétives et sans but. L’Anarchisme historique était mort - héroïquement - en Espagne. S’y référer maintenant n’avait pas plus de sens que d’être royaliste -sauf à en faire un fonds de commerce, d’ailleurs inépuisable.

Le Parti Communiste, ayant raté toutes les perches que lui tendait l’Histoire, avait commencé sa lente vrille d’avion sans moteur. Le maoïsme français, lui, resterait une date dans l’histoire de la tératologie. La bêtise des imbéciles est une plaie, mais statistiquement on est bien obligé de faire avec. Ce qui est fascinant c’est la bêtise des gens intelligents, et dans ce cas précis, souvent des plus intelligents. Il arrivait qu’on éprouve une douleur presque physique à voir l’intelligence et le caractère s’engluer là-dedans -je ne parle pas des pitres de Tel Quel, mais de vrais caractères, de vraies intelligences. Et d’ardents antifascistes célébraient les gardes rouges, Hitlerjugend en désordre… Enfin il y eut la très petite minorité qui prit au mot la logomachie révolutionnaire et s’enferra dans une lutte armée que même Che n’aurait pas conseillée à ce moment-là, en ce lieu-là. Et sur quelIes bases, avec quelle bouillie verbale… « Dans l’esprit de mes camarades, cette action (l’assassinat de Georges Besse, PDG de Renault) était censée ralentir la marche de la recomposition bourgeoise et aggraver ses contradictions internes, et ainsi l’affaiblir dans la guerre des classes ». Cette citation est rapportée par Régis Schleicher, et il est d’ailleurs incroyable que la seule autocritique intelligente et digne d’Action Directe soit passée pratiquement inaperçue. « À vingt ans de distance » écrit-il « force est de constater que l’hypothèse que nous défendions a failli. A moins d’obnubilation, de cécité intellectuelle et d’incapacité à comprendre le mouvement réel des choses, il convient d’accepter que le mouvement révolutionnaire et le mouvement social nous aient donné tort ». Les petits inquisiteurs qui refusaient à Nathalie Ménigon sa libération conditionnelle parce qu’elle ne se « repentait » pas auraient dû se demander (pure rhétorique, ces gens-là ne se demandent jamais rien) si la qualité d’une réflexion n’a pas un certain rapport avec la situation de celui qui réfléchit. Schleicher était en taule, mais sous un régime normal, il faisait lui-même le bilan de ces années dures, amitiés et violences incluses, mais en fin de compte humaines. Garder quelqu’un dans des conditions infra-humaines (lorsque Nathalie demandait au moins la compagnie d’un chat, et qu’on la lui refusait…) et exiger en plus qu’il ou elle demande pardon, c’est ignoble mais c’est d’abord très bête. Comme si se cramponner à ses actes, les justifier envers et contre tout n’était pas, plutôt que le signe qu’on y croit encore, le dernier recours de la dignité. « Vous m’aurez tout pris mais vous ne m’entendrez pas vous donner raison ». Rendue à un monde où on pense autrement que contre ceux qui vous martyrisent, Nathalie Ménigon sera peut-être capable du même effort sur soi que Schleicher. Mais de lui, encore une chose à retenir : trois courtes phrases qui devraient travailler quelques consciences. « Certains affirmaient que le pouvoir est au bout du fusil. J’adhérais à cette thèse. D’autres, qui la professaient, nous ont laissé l’assumer. »

Ailleurs les choses ont été plus violentes, plus difficiles qu’en France, mais la courbe a partout été la même. C’est pour avoir glané quelques traces de ces années lumineuses et troubles que j’ai bricolé mes films. Ils ne prétendent à rien d’autre que d’être cela, des traces. Même le plus mégalo, le FOND DE L’AIR (originellement 4 heures, sagement ramené à trois, mais sans modification du contenu, juste un raccourcissement, et un petit monologue de conclusion) n’est en aucune façon la chronique d’une décennie. Ses lacunes, déjà inévitables, deviendraient indéfendables. Il s’articule autour d’un thème précis : ce qui advient lorsqu’un parti, le PC, et une grande puissance, l’URSS, cessent d’incarner l’espoir révolutionnaire, ce qui naît à leur place, et comment se joue l’affrontement. L’ironie est que trente ans plus tard la question ne se pose même plus. L’un et l’autre ont cessé d’être, et ce qui reste comme chronique, c’est celle de l’interminable répétition d’une pièce qui n’a jamais été jouée.

« Chris Marker » par François Maspero

Mes liens avec Chris Marker remontent réellement à 1967. Auparavant, nous avions déjà quelques relations du fait de nos rapports avec « Peuple et Culture », et j’avais vu, je crois, tous ses films. Lorsque, en avril 1967, j’ai appris l’arrestation de Régis Debray en Bolivie, au moment où il quittait la guérilla de Che Guevara qui avait été dénoncée par des mouchards et des déserteurs, j’ai décidé d’aller à La Paz pour voir ce qu’il serait possible de faire pour l’aider. En effet, Régis Debray, dans son ultime voyage, était muni, en guise de « couverture », de trois lettres censées le charger d’une enquête sur les populations andines. L’une émanait de la rédaction des Temps Modernes, pour la rédaction d’articles. La deuxième était de la maison d’édition qui portait mon nom et elle le mandatait pour écrire un livre sur le même sujet. Il faut bien admettre que ces deux justificatifs de sa présence en Bolivie étaient de peu de poids, et même contre-productifs aux yeux du premier enquêteur quelque peu averti. Seule la troisième lettre pouvait avoir une réelle valeur : sur papier à en-tête du Collège de France, elle émanait du laboratoire de Claude Lévi-Strauss et était signée de Maurice Godelier. Malheureusement, dès la nouvelle connue, Maurice Godelier me signifia son interdiction radicale et définitive d’en faire état. L’idée était de partir en compagnie d’un journaliste et d’un avocat. Mais toutes les démarches que je fis dans ce sens se heurtèrent à des refus aussi polis que catégoriques. J’étais pressé par le temps, et c’est alors que Chris Marker se proposa de lui-même. Après avoir subi quelques mois plus tôt une grave opération qui impliquait l’ablation d’une partie d’un poumon, il traversait une phase où il avait décidé de ne plus jamais rien signer lui-même et de se mettre désormais exclusivement au service des autres. Ce qu’il a fait d’ailleurs avec constance dans les années suivantes, avant de revenir, plus tard, à son activité pleine et entière de réalisateur. C’est dans ces années-là qu’il a été notamment la cheville ouvrière de Loin du Vietnam et qu’il a créé les groupes Medvedkine où chacun participait à la réalisation : ils ont tourné, parmi d’autres documentaires, À bientôt j’espère et Classe de lutte. Et c’est donc dans le même état d’esprit qu’il a décidé de m’accompagner. Non sans d’ailleurs emporter une caméra Beaulieu et un des premiers magnétophones à cassettes. Qu’il ne manqua pas de manier à sa façon une fois sur place : une façon qui tenait du prestidigitateur, tant elle était rapide, sur le mode « ni vu ni connu ». Il m’avait dit : « Je ne suis pas vraiment journaliste et pas du tout avocat, mais je pourrai être votre docteur Watson. » Chris a toujours eu la modestie des authentiques orgueilleux. De ce que fut ce voyage avec Chris Marker et des démarches que nous fîmes, je ne retiendrai qu’un seul temps, pour moi le plus fort. Quand nous avons pris à Lima l’avion pour La Paz, nous sommes arrivés bons derniers dans l’appareil déjà plein : la totalité des passagers, sans exception, étaient taillés en armoire à glace, cheveux uniformément courts, et ruminant du chewing-gum en cadence et en silence : pas besoin d’être grands clercs pour comprendre qu’il s’agissait des « conseillers militaires », c’est à dire des marines en civil et autres forces spéciales, que les États-Unis expédiaient au régime bolivien pour l’aider à mater la guérilla et noyer dans le sang les manifestations des mineurs du Potosí. Un soir, en revenant dans notre hôtel vers minuit, nous eûmes l’intéressante surprise de trouver, de part et d’autre de la porte de ma chambre, plusieurs de ces sympathiques individus, toujours aussi ruminants et patibulaires. La réaction immédiate de Chris à été de me dire : « François, c’est vous qui devez faire les démarches importantes. Dans ces conditions, je vais entrer dans la chambre à votre place. Ils me prendront pour vous, je tâcherai de faire durer leur erreur au moins jusqu’à demain, et cela vous laissera le temps de prendre d’autres dispositions. » Il s’avéra ensuite que lesdits individus n’en voulaient pas à ma personne mais s’étaient simplement trouvés là pour mastiquer de concert. Il n’empêche : si quelques mots devaient créer dès lors un lien étroit avec Chris, c’est bien à cet instant que cela s’est produit. Quelques semaines plus tard, je suis retourné à La Paz, cette fois en compagnie d’un autre ami dont le souvenir me reste aussi cher, Georges Pinet, le seul avocat qui a finalement accepté, avec une totale générosité, de me suivre. Il est vrai que s’il ne se relevait pas, lui, d’une grave opération, il sortait tout bonnement de prison, pour avoir renvoyé, dans un geste de protestation contre je ne sais quelle mesure à ses yeux odieuse, son livret militaire au ministère des Armées qui s’était empressé de faire un exemple... Dans ce deuxième voyage, ce qui devait arriver est arrivé, j’ai été arrêté, incarcéré, longuement interrogé, menacé d’un sort peu enviable avec simulacre d’exécution, et finalement expulsé du pays comme on jette une vieille chaussette. Mais ceci est une autre histoire. Tout ce qui nous a unis ensuite, Chris et moi, relève d’une amitié qui se situe elle-même dans ce domaine privé dont lui seul contrôlait les limites souvent changeantes et déconcertantes, et je n’en parlerai donc pas davantage. Je dirai seulement qu’à chaque tournant difficile de ma vie il a été présent. Sarcastique parfois, chaleureux toujours, souvent silencieux et constamment vigilant comme le chat de Kipling et celui de Lewis Carroll réunis. Je dirai encore que, simplement, je n’aurais pas été le peu que j’ai été si je n’avais pas eu cette présence, cet exemple. Et je sais que, de par le monde, il existe toujours un réseau, comme une famille dont bien souvent les membres ne se connaissent même pas entre eux mais savent se repérer à quelques signes mystérieux pour les autres : la famille quasi clandestine de tous ceux que Chris a aidés à vivre, et mieux encore : à trouver un sens à leur vie.

[26 novembre] Tous autour de Chris Marker ! in Mediapart

Comment « regarder » Le fond de l’air est rouge aujourd’hui ?

par Laurent Véray, Université Sorbonne nouvelle-Paris 3

Comment « regarder » Le fond de l’air est rouge aujourd’hui ? Comment les jeunes spectateurs peuvent-ils comprendre, ressentir un tel film ? 35 ans après sa première sortie… 45 ans après une bonne part des événements qui y sont relatés ? Ce qui caractérise sans doute le mieux le cinéma de Chris Marker c’est sa façon d’interroger la polysémie des images, les siennes ou celles des autres, et à travers elles la complexité de l’histoire.

« J’ai toujours précisé que la politique, art du compromis (et c’est tant mieux), ne m’intéresse guère. Ce qui m’intéresse c’est l’histoire, et j’ajouterais : la politique ne m’intéresse que dans la mesure où elle est la coupe de l’histoire dans le présent. »[1] déclarait Marker en 2008. Ce que confirme l’analyse de ses films qui mettent en correspondance le social avec le politique, la mémoire avec l’histoire. Et c’est flagrant dans Le fond de l’air est rouge réalisé en 1977, puis modifié en 1988. Film charnière dans l’œuvre du cinéaste où il dresse une sorte de bilan cinématographique de dix années de lutte et d’espérance à travers le monde. Au départ, Marker voulait faire ce film uniquement à partir de chutes de toutes sortes amassées dans les locaux de SLON puis d’ISKRA, deux sociétés de production fondées avec ses amis. Dans le préambule des commentaires du film publiés aux éditions Maspero, il explique qu’il voulait exprimer le « refoulé de l’histoire en images ».

En fin de compte, il ne se contenta pas de chutes et recycla des images d’archives de diverses provenances (actualités, reportages, documentaires, ciné-tracts, rushes…). Précisant d’ailleurs dans le générique : « Les véritables auteurs de ce film, bien que pour la plupart ils n’aient pas été consultés sur l’usage fait ici de leurs documents, sont les innombrables cameramen, preneurs de son, témoins et militants dont le travail s’oppose sans cesse à celui des Pouvoirs qui nous voudraient sans mémoire. » Différents événements sont abordés : la guerre du Vietnam, le coup d’état militaire de Pinochet contre Salvator Allende à Santiago du Chili, Fidel Castro à La Havane et Che Guevara en Bolivie, l’occupation de la Sorbonne par les étudiants parisiens, les chars soviétiques à Prague... S’y révèle la dynamique propre au travail de Marker, qui accorde un discours idéologique à thèse, donc forcément démonstratif, à une réflexion historique et à une démarche artistique. Un travail qui n’essaie pas de concilier politique et esthétique, mais de les articuler tout en finesse, comme les images utilisées qui sont mises en correspondance les unes avec les autres et sans cesse questionnées.

Le début du Fond de l’air est rouge donne un bon aperçu des enjeux d’un tel projet. Alors que le titre s’affiche en rouge sur fond noir, le film démarre avec en voix off l’actrice Simone Signoret commentant certains plans du Cuirassé Potemkine (1925) dont elle se souvient précisément (il s’agit de l’épisode célèbre de la viande avariée qui provoque la révolte des marins). Puis nous assistons à un tourbillon d’images dans lequel se mêlent une foule de vues en couleur ou en noir et blanc de différentes provenances. Dès cette ouverture, Marker confronte fiction et documentaire, les plans devenus mythiques du film d’Eisenstein, qui représentent les troupes du tsar tirant sur la foule solidaire envers la mutinerie, et des prises de vues de divers mouvements de contestation durant les années 1960-1970. Mais la façon dont il utilise ces images de mobilisations et de répressions ne permet pas de savoir de quels événements elles sont tirées, ni de quel pays ou de quelle époque elles sont issues. Pourtant les unes raccordent parfaitement avec les autres, puisque nous voyons successivement de face les forces de l’ordre (les soldats russes, l’armée, les policiers), puis les manifestants (la population d’Odessa ou des gens du monde entier). Le tout constitue un montage en champ/contrechamp exemplaire où les éléments iconiques des images semblent parfaitement se répondre. Bref, une séquence dotée d’une énergie, d’une force qui subjugue et témoigne d’une maîtrise, pourrait-on dire, eisensteinienne. Cette séquence introductive présente en quelque sorte un raccourci saisissant de l’ensemble de la démarche cinématographique de Marker, mais aussi de ses partis pris, de son engagement.

Certes, Le fond de l’air est rouge traduit un glissement vers une attitude plus réaliste par rapport à la période militante du cinéaste, comme s’il avait abandonné une part de ses rêves. Mais Marker revient sur l’euphorie et les espérances perdues sans amertume ni regret. Son cinéma réfléchit, au sens propre comme au sens figuré, une mise en forme de la mémoire qui n’est pas une sacralisation de l’histoire. Par le jeu de la dialectique et la force créatrice du montage, il fait revivre les traces du passé en leur donnant du sens.

C’est une raison, parmi beaucoup d’autres, pour voir ou revoir cette fresque visuelle d’images et de luttes anciennes dont les interrogations et les résonances seront à tout jamais contemporaines.

1

1[1]. Interview de Chris Marker publiée dans lesinrocks.com, 29 avril 2008.

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