Entretien avec Claudia Neubern, la réalisatrice
- Quelle est l’origine du film ?
Des anciennes bobines de son qui m’ont été envoyées par un oncle, le frère aîné de ma mère.
- Te souviens-tu de la sensation que tu as ressentie en y découvrant la voix de ta mère ?
Une émotion foudroyante, directe, à un endroit jusqu’alors méconnu au plus profond de moi, des sanglots incontrôlables ont éclaté.
- Et qu’as-tu alors découvert ?
Que j’étais profondément reliée à ma mère et que cette femme se révélait beaucoup plus vivante, mystérieuse, libre... que l’image que j’avais d’elle jusqu’alors.
- Quelles sont les questions qui se sont posées à partir du moment où tu as introduit la caméra dans ta recherche ?
C’était une évidence. Cette quête n’aurait jamais pu être entreprise à ce moment-là de ma vie sans une caméra. Il me fallait faire un film, c’était aussi important pour moi à l’époque que de savoir qui était ma mère. Filmer, c’était ma façon de traverser ce champ de bataille.
- La présence de la caméra a-t-elle été un obstacle parfois, lors de tes investigations ?
Jamais. À ma grande surprise, les personnes que je suis allée rencontrer ont d’emblée accepté ma façon de traverser cette quête, sans jamais s’y opposer, même mon père pour qui la tâche n’a pas été des plus simples. J’ai ressenti cet accueil de la part des membres de la famille ou des proches de ma mère - certains parfois ne me connaissaient même pas - comme un cadeau d’héritage légué par elle. C’est ma mère qui avait ouvert les portes grâce à la personne qu’elle avait été et à la trace qu’elle avait laissée sur son entourage.
- Est-ce que les réponses que tu as reçues, t’ont aidée à mieux te connaître, à te reconstruire ?
Certainement. Elles m’ont obligée à me repositionner face à cette perte, à la regarder en face. En quelque sorte, me confronter aux autres avec mes questions m’a aidée à quitter l’emprisonnement du récit édulcoré maintenu et non revisité depuis mon enfance et à devenir une femme adulte.
- Comment as-tu vécu les « non-réponses » de ta famille ?
➞ J’ai essayé de comprendre et d’accepter la nécessité pour chacun de faire son travail de mémoire et de deuil.
- Qu’est-ce que tu as ressenti en rencontrant les copines de ta mère ? Elles faisaient la fête ensemble alors qu’elles avaient ton âge à l’époque ?
J’ai compris qu’elles faisaient partie d’une époque révolue en ce qui concerne le rôle de la femme dans la société. Leurs aspirations de jeunesse – très centrées sur la réussite du mariage – ne trouvaient plus d’écho dans ma génération.
- Comment expliques-tu la discrétion, le silence de ton père ?
La vie de cet homme a été brisée par le décès de ma mère. Ils étaient jeunes, amoureux et avaient l’avenir devant eux. Je reste persuadée que pour des raisons liées au contexte culturel et social de l’époque, il n’a pas pu trouver l’accompagnement nécessaire pour soigner sa douleur. Il n’avait pas appris à écouter son intimité et n’a pas eu la possibilité de travailler sur lui-même.
- Quelle a été la durée du tournage ?
Le tournage s’est déroulé sur une durée d’un mois et demi. J’avais une petite équipe, la chef-opératrice était américaine, l’ingénieur du son et le producteur exécutif était français et deux amies brésiliennes se relayaient en tant qu’assistantes à la mise en scène. L’ecléctisme et l’exigence de l’équipe ont été d’une grande richesse pour le film. Les regards n’étaient pas tous convergeants autour des situations. Il y avait des frictions culturelles. Cela m’obligeait à avoir de la rigueur, savoir bien défendre mes choix et points de vue. Nous avions un Kombi pour le matériel et nos bagages et nous avons sillonné les villes de l’état de São Paulo, là où il y avaient les racines de ma famille. Nous avons aussi beaucoup tourné à Sao Paulo, l’immense ville tentaculaire où j’ai grandi et où vit mon père. Comme ceux qui venaient de l’étranger étaient là pour un temps précis, on a enchaîné les rendez-vous. Ça s’est passé très vite. Je n’avais pas le temps de réaliser tout ce qui m’arrivait. Je n’avais pas de producteur encore. L’opératrice américaine a acheté à New York l’une des premières caméras DV sorties sur le marché. C’était tout nouveau et c’est grâce à cet outil qu’on a pu commencer le film. Ce n’est que plus tard que j’ai rencontré Iskra, qui est devenu producteur du film et qui m’a accompagnée dans les étapes suivantes du film. À la fin du montage, nous avons eu besoin de quelques images complémentaires au Brésil, alors je suis retournée au Brésil avec une caméra super 8. C’était plus un travail poétique, intimiste et pictural sans rajouter de nouveaux entretiens.
- Quels ont été les moments décisifs du film ?
Pendant le tournage, j’étais un peu inconsciente des conséquences. J’étais tout à fait capable de faire attention aux émotions des autres, mais pas du tout aux miennes. J’étais dans l’action, je voulais faire mon film. Je gérais avec l’équipe les questions logistiques, techniques, les voyages, les rendez-vous... J’avançais et je n’avais pas trop le temps pour analyser ce qui se passait, pour “ressentir”. Mon équipe - tous des amis proches - a tiré la sonnette d’alarme ; ils ont essayé en vain de me faire parler, de comprendre comment je vivais tout ça. Ils étaient bouleversés, pas moi. Le tournage à peine fini, je suis rentrée en France. Seule à Paris, l’impact de tout ce que j’avais emmagasiné a commencé à résonner. J’ai eu comme une espèce d’indigestion. J’avais beaucoup reçu, je réalisais peu à peu l’énormité de ce que j’avais déclenché en moi. J’étais anéantie. Il m’a fallu presque un an pour être capable de toucher aux rushs du film. Puis il y a eu la rencontre avec l’équipe d’Iskra, société de production, qui au vu des images que j’ai montrées et a décidé de produire le film. Le montage a été une étape décisive. Dans la petite salle, devant le matériau et accompagnée par la douceur ferme d’un ange gardien, le monteur Waldir Xavier, j’ai pu enfin séparer ce qui était de l’ordre de ma vie, ce qui était de l’ordre de l’intime, de ce qui était le film. La valeur de cette collaboration a été inestimable, au-delà de sa bienveillance au cours de ce long processus, Waldir m’a appris l’art du récit et m’a permis de ne jamais oublier qu’on racontait une histoire.
- Peux-tu nous parler du choix des musiques que l’on entend dans le film ?
À l’époque, j’avais rencontré Théo Hakola avec qui je souhaitais travailler, mais le film n’avait pas un budget suffisant pour financer une musique originale. Théo m’a alors proposé d’écouter une de ses compositions restée inutilisée. Il a eu l’intuition juste. Cette musique convenait parfaitement au film. Nous l’avons remixée et elle est devenue la musique de mon film. En plus de cette composition de Théo Hakola, j’ai choisi une chanson de Maysa - grande interprète et compositrice de la musique brésilienne, très connue dans les années 60, années de jeunesse de la génération de ma mère.
- Que t’a apporté cette quête ? A-t-elle modifié la vision que tu avais de toi-même et des autres ?
J’ai découvert et accepté que j’avais subi une perte irréparable, j’avais le droit d’être triste et le droit de pleurer. À partir de là, c’est une autre étape qui a commencé, un long chemin vers la résilience, apprendre à vivre avec cette absence. Quant aux autres personnages de cette histoire, ceux que je suis allée rencontrer, j’ai appris à entendre aussi leur souffrance, à respecter leurs souvenirs sans forcément les prendre pour la vérité absolue. J’ai appris le pardon et la gratitude. Chacun a fait ce qu’il a pu.
- Le film a été tourné il y a 12 ans, pourquoi sort-t-il maintenant ?
Malgré l’accueil chaleureux que le film a reçu à l’époque lors des projections en festivals, par exemple au Cinéma du réel au Centre Pompidou, à Entrevues à Belfort en France et à l’étranger à Sao Paulo, il y a eu un concours de circonstances arbitraires défavorables qui ont fait qu’on n’a pas réussi à le sortir en salles, malgré la persévérance des producteurs. Aujourd’hui, le contexte a changé. Le documentaire se fait peu à peu une place en salles, non sans difficulté certes mais le public est plus large qu’il y a dix ans. Iskra, co-producteur du film est devenu distributeur depuis l’an dernier, et a choisi de sortir le film en salles.
